dimanche 17 novembre 2013

Il a fini son Duroy®

Un "nègre" au pays de mes "négresses" n'a pas fait que lire Lionel Duroy pour moi, il a écrit aussi.

M. le matheux à propos de : "Le cahier de Turin"


"Le cahier de Duroy - rapport du nègre lecteur

L’objet remis entre mes mains est un format poche de 247 pages. Sa lecture m’a été difficile, moi qui suis capable de rester sept ou huit heures dans la même journée sur un suspens qui ne saurait attendre ! Ce cahier s’échappait de mes mains au bout de dix pages, parfois trente.
L’intrigue est ténue : Marc, écrivain est en panne d’idée. Il confie à son éditeur le vague projet d’écrire le roman de son amour pour sa femme actuelle : dix ans de vie commune, deux filles. La vie quotidienne, la rencontre des egos et des corps, telle est la matière. Cette matière ne vit que de regards, d’émotions et de désirs.
Marc, ou Lionel, a du style. Un style 1900, souvent, années 2000 parfois, alternant le long et le court. Pour en juger, quelques citations ne te feront pas de mal si tu les parcours.
J’ai senti le bon artisan. Ses lecteurs qui sont très majoritairement des lectrices ; il les connaît, il sait ce qu’elles attendent, et il leur livre :

« Vous savez, Curtis, c’est comme si, tendant le bras vers une vitrine de Van Cleef & Arpels, vous vous retrouviez avec une rivière de diamants au creux de la main. C’était mystérieux, miraculeux, inconcevable. Je sentais son souffle sur mes doigts. Elle respirait vite, elle avait fermé les yeux. » (p22)

Marc a des enfants, comme ses lectrices :
« Observer son visage rond et doré qu’éclairaient deux hublots de ciel bleu, à cet instant voilés d’une brume d’ennui, était une source de ravissement. » (p41)

Les enfants et les adultes mentent et inventent ; l’écrivain serait-il du même bois ?
« La réalité lui compliquait les choses, quand elle ne les éteignait pas, et cependant il envisageait rarement de s’en affranchir. Pourquoi ? Pourquoi ne se résolvait-il pas à tout inventer ? » (p60)

« Il avait besoin de s’ancrer solidement dans la vérité, voilà, comme si la vérité était un élément constitutif  de son désir d’écrire. Une fois lancé, c’était différent, et même pour ainsi dire l’inverse : plus il avançait, plus les faits établis cessaient de l’intéresser. Il ne souhaitait plus en entendre parler, il les trouvait toujours décevants, déprimants, au regard de l’ample « vérité » qu’il était en train d’élaborer tout seul. L’ « ample mensonge », corrigeaient certains de ses lecteurs mécontents à qui il arrivait de se reconnaître et de porter plainte. » (p60)
Cela m’a fait penser à certaines pages d’un blog lu récemment…

« Marc comprit pour la première fois qu’il pouvait être agréable d’être riche. La chose lui était tombée dessus par hasard, l’hiver précédent : alors que le dernier roman de Marc se vendait médiocrement, la biographie d’une inconnue, héroïne moscovite engagée contre la corruption, s’était miraculeusement installée en tête des ventes. Marc était le nègre de ce livre. » (p110)
Les négresses et nègres lecteurs peuvent-ils nourrir quelque espoir ?

« Ce qui était agréable, grisant, même, c’était de songer qu’ils avaient les moyens d’acheter tout le magasin si ça faisait plaisir à Hélène. C’était un bonheur éphémère, une satisfaction de nouveau riche parfaitement en contradiction avec ce que Marc prétendait neuf mois plus tôt, il en était conscient mais subitement il s’en foutait. Ce dont il avait envie, c’était de s’asseoir confortablement dans la boutique, comme un émir du Qatar, Colline sur ses genoux, et de regarder sa femme et ses filles s’émerveiller d’être si belles en ces multiples miroirs. » (p111)
Marc, ou Lionel, sait que ses lectrices ne tombent pas amoureuses des fauchés ! Où a-t-il vu un émir avec une petite fille sur les genoux ?

« –   Tu vas bientôt te remettre à écrire ?
  • Bientôt, oui. Sur toi, sur nous, quoi.
  • Vraiment ?
Elle avait relevé ses lunettes.
  • Je voudrais faire mentir l’histoire du cordonnier, tu sais, m’occuper de nous, pour une fois, au lieu d’emmerder les autres.
  • Chaque fois que tu as fait ça, que tu as mis des gens qu’on connaissait dans tes livres, tu t’es brouillé avec eux. J’ai souvent pensé que tu le faisais exprès, pour rompre, parce que tu n’avais plus envie de les voir ou qu’ils avaient cessé de t’intéresser. » (p124)

Passé la page 130, on entre dans le dur du projet, ça devient plus compliqué, et je me suis un peu perdu dans les recoins de l’âme et de la maison :

« De l’air qu’avait respiré Hélène il ne restait sûrement plus rien. Etait-il envisageable qu’elle eût laissé une trace ici où là ? Deux ou trois phrases sur les murs, par exemple, de son écriture impossible ? Elle faisait cela au début, dans les cabinets, en particulier, où elle s’ennuyait, elle écrivait sur la peinture, au-dessus du rouleau de papier hygiénique, telle ou telle citation idiote de Marc qui l’avait précipitée dans le désarroi. Il se souvenait d’une en particulier : « Ne me demande rien, Hélène, tout ce que je pouvais donner, je l’ai déjà donné à Agnès. » (p137)

« Mon Dieu, peut-être que sous le papier peint des toilettes de Frédérique reposait l’explication sibylline du premier étonnement d’Hélène en le découvrant dans son jardin, lui, Marc. Y penser lui embrasa le cœur. » (p137)

Y avait-il dans le contrat de Marc avec l’éditeur une clause « entre 200 et 300 pages en format poche », ou est-ce que les lectrices se retrouveront davantage dans les copines de sa femme Hélène ? 

« Marc se retrouva seul. Il aurait pu se mettre à nettoyer la table, à laver la vaisselle, mais au lieu de ça il allongea les jambes sur une autre chaise et resta là à ne rien faire. Il n’y avait qu’avec Violette qu’il ressentait cette liberté. Avec Sabine et Alicia, les deux autres amies d’Hélène, il se serait aussitôt activé pour dissiper le stress qu’elles éveillaient en lui. Elles l’intimidaient, il ne parvenait jamais à être naturel en leur présence, comme s’il avait l’intuition que sa nature les enquiquinait. Sabine, surtout. Elle apparaissait et lui se voyait immédiatement comme un type compliqué, taciturne, désespérément dénué d’humour. Pourquoi lui faisait-elle cet effet alors qu’objectivement il était l’homme le plus satisfait qu’il soit ? En fait, son enthousiasme me laisse sans voix, songea-t-il. C’était ça, oui, Sabine était outrageusement heureuse et il était quasiment impossible de lui donner la réplique, on était alors condamné à acquiescer tristement à ses débordements d’allégresse. » (p145)

« Il était impossible de ne pas la remarquer, non seulement parce qu’elle portait des chaussures de couleurs vives dépareillées  - c’est elle qui en avait lancé la mode, une rouge et une jaune par exemple - , mais surtout parce qu’elle était la seule à ne pas bouder son plaisir. Plaisir d’être mère, plaisir d’être femme, plaisir d’exister tout simplement, on ne savait pas trop, mais ce plaisir-là donnait à toute son allure une grâce particulière. Elle était excentrique et lumineuse … » (p146)
Il sait leur parler, le bougre ! Moi, j’ai pensé à Nougaro « Ce qu’il faut dire de fadaises … » (Les Don Juan) !

« Hélène avait clairement exprimé une forme d’enchantement, comme si le corps de Marc éveillait en elle une émotion particulière. Il n’en avait pas cru ses oreilles. Allongé sur elle après l’amour, il avait voulu s’en aller vite pour ne pas l’écraser de son grand corps, et elle avait eu cette phrase inimaginable : «  non, reste, tu n’es pas lourd, tu es tout fin. » Il la connaissait par cœur, la phrase, et il la redit tout bas pour le plaisir en rinçant la vaisselle. » (p151)
Là, il en fait un peu trop, n’est-ce pas ? C’est le métier ! Aux trois quarts du livre, faut qu’ça vibre, qu’ça déborde ; on pose le livre sur le chevet et on fait de beaux rêves…

« Certains matins comme celui-ci, avec ses cheveux mouillés et luisants, son front têtu, ses joues pleines, on aurait pu la prendre pour une grande adolescente. Elle continuait de lire, les paupières baissées, ne se préoccupant ni de lui ni de personne. Puis elle renifla légèrement et les yeux de Marc se posèrent sur son nez. Il se répéta qu’il n’en avait jamais vu d’aussi joli, droit, et cependant féminin, si justement proportionné, les ailes déliées pour traduire tous les frémissements du plaisir, toutes les sensations du corps… » (p162)

Etre amoureux de sa femme après 10 ans, c’est possible, c’est merveilleux, dit Marc à ses lectrices qui rêvent d’un tel homme, mais cet homme n’est pas un homme normal, c’est un écrivain ! Rien de mieux qu’un spot publicitaire pour relancer les ventes du roman précédent, quitte à décevoir :

« Eprouver du désir pour un personnage d’un de ses livres lui était arrivé à plusieurs reprise déjà – ainsi avait-il été très amoureux d’une certaine Cécile dans son dernier roman, au point de faire avec elle des rêves assez agréables –  et chaque fois l’inassouvissement avait aiguisé ses sens, croyait-il, son intelligence aussi, peut-être. » (p165) 
Comment ? Son intelligence a-t-elle besoin d’être aiguisée ?

« L’hiver était une nuit qui n’en finissait plus, et les maisons des paquebots qui offraient aux femmes et aux enfants l’illusion qu’ils ne risquaient rien. Marc était reconnaissant aux maisons, à la sienne en particulier, d’apporter à sa famille ce sentiment de sécurité dont il semblait être seul à posséder la conscience, et c’est pourquoi il s’imaginait volontiers en officier de quart. Il aimait faire son tour, s’assurer que le feu ne couvait pas, ici ou là, à cause d’une prise de courant défectueuse ou d’un oreiller tombé sur une lampe, vérifier que les robinets étaient bien fermés … » (p211) 
Emir, commandant de paquebot, protecteur des femmes et enfants, homme mûr et responsable ! Après l’amour, la protection : telles sont les exigences des lectrices !

« – Y a une bougie allumée sur une table et deux bonshommes aussi, qu’est-ce qui font ?
 –  Je ne sais pas.
 –  La bougie.
 –  Quoi, la bougie ?
 –  La bougie fond. » (p215)
 Le contrat devait sans doute dire « 250 ». Il faut tenir ! Alors 2 blagues carambar, ça aide ! Je n’en ai recopié qu’une …

« Hélène avait reconnu en lui un homme de sa culture, un homme issu de cet univers si particulier des familles nombreuses, des enfants non voulus, des enfants dont l’existence est une plaie qui ne cicatrise jamais. « Qu’est-ce que tu voulais qu’on fasse de vous ? On n’allait pas vous mettre à la poubelle, quand même ! » avait rétorqué sa mère à Marc, dans un brusque élan de sincérité. Il était encore adolescent et il s’était dit que son air accablé, son dos voûté, venait probablement de l’embarras qu’il avait causé à ses parents. » (p238 et 239)

Après avoir décortiqué le « Omar », là, je dois reconnaître que j’ai ressenti une émotion sincère. Des ados comme ça, j’en ai vu plein dans ma période prof, j’ai dépensé beaucoup d’énergie à essayer de leur donner confiance en eux et en l’avenir, et la façon dont il en dit quelques mots touche profondément. J’ai déjà oublié tout le reste !

              

4 commentaires:

  1. Merci Clûte de t'être travesti en ménagère de moins de cinquante ans pour moi, sincèrement, franchement, vraiment ! Et puis tu as bien réussi ton coup : Tu es parvenu par la ruse du prof expérimenté à me faire lire, à moi l'élève récalcitrante, quelques lignes de Duroy®.
    Pour la peine, voilà un Reggiani qui colle, comme un carambar à nos dents, à l'analyse de ton Duroy®, enfin je trouve : "Le Monsieur qui passe". http://www.youtube.com/watch?v=2Ek_8M2fJ1s
    Dis moi si je me trompe...

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    1. Vous avez raison, encore des paroles et une musique de femmes !
      Clûte

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  2. Message à Clûte,
    C'est une ménagère de + de 50 ans qui commente. Je n'ai pas lu ce livre mais à travers votre commentaire, je trouve que la critique (le mépris !!!) à l'égard des ménagères est plus développée que celle vis-à-vis de l'auteur... D'après ce que je connais de vous, je pense que c'est au 2ème degré, mais il n'empêche que sans être une "féministe" acharnée, je ne peux laisser passer les clichés véhiculés par la gente masculine sur les femmes (hein CCLP ?), ménagères ou pas... Il faut vous reconnaître que c'est Or Pâle qui vous a travesti, mais quand même...
    Sans rancune, parce que vos commentaires me font beaucoup sourire et votre humour aussi.

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    1. Les ménagères de tous âges ont beaucoup de forces et quelques faiblesses que des artisans talentueux et des commerçants avisés savent utiliser à leur profit. Moi, pauvre ménager, j'ai plein de faiblesses et peu de capacité de résistance, mais ce ne sont sans doute pas les mêmes.

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